Les
modalites tactiles et auditives pour une representation spatiale
non-visuelle :
Une application en voile pour les marins non-voyants.
Mathieu Simonnet1, Jean-Yves Guinard2,
Jacques Tisseau3
(1) (2) (3) LISyC EA3883 UBO-ENIB
Centre Européen de Réalité Virtuelle
BP 38 , F-29280 Plouzané, France
Tel : 02 98 05 89 89 ; fax : 02 98 05
89 79
E-mail :{mathieu.simonnet, Jean-yves.guinard}@univ-brest.fr
; tisseau@enib.fr
Résumé :
Nous cherchons à mettre au point une stratégie de
repérage spatial pour les marins non voyants. Après le sens visuel, les
informations issues des modalités haptique (tactilo-kinesthésique) et auditive
sont les plus appropriées à la construction de représentations spatiales imagées.
Nous utilisons le sens haptique à travers des cartes en relief représentant le
parcours. La modalité auditive est exploitée par des bouées sonores qui
balisent le parcours et une montre vocale pour mesurer les temps de parcours.
Suite à une série d’expériences isolant ces différents outils, nous concluons
que la carte en relief permet de stocker en mémoire à long terme une image
tactile précise du parcours. Cependant le support papier ne permet pas une
actualisation en cours d’action. Les bouées sonores remplissent cette fonction
de façon limitée en offrant aux sujets des retours auditifs lors du passage de
celles-ci. La vitesse constante du voilier permet aux marins non-voyants de
réaliser un tour de référence et de relever des temps de parcours associer à
des fractions de distances reportées sur la carte en relief. Les difficultés
d’utilisation de ce système en cours d’action nous mènent à faire appel aux
techniques de la réalité virtuelle pour tenter de transmettre des informations
haptiques en cours de navigation. Cependant un grand nombre d’interrogations
constitueront le support de cette thèse de doctorat en psychologie cognitive
qui débute.
Mots-clefs : Perceptions auditives et haptiques, espaces
physiques et virtuels, représentation euclidienne ; objet
sémantique ; sensations intuitives ; cécité ; cartographies
maritimes.
1.
Préambule
« La réalité spatiale à laquelle accède
un organisme dépend fondamentalement de l’équipement sensoriel dont il est
doté » [Paillard, 1973]. Les personnes non-voyantes disposent de
représentations imagées non visuelles. Ainsi la représentation d’une horloge constitue
une image haptique[*] élaborée par le souvenir
de l’exploration manuelle récurrente du cadran horaire. De la même manière une image auditive peut être produite par les
sons d’un « coucou » par exemple. Cependant, Les caractéristiques des
représentations issues des différentes modalités sont-elles égales face à une
tâche spatiale ? Dans quelles mesures les simulations acoustiques, de
retour tactiles et de retour d’efforts, permettent-elles la reconstruction
mentale d’un environnement virtuel sensible et tangible ?
La
vision est plus adaptée à la perception de l’espace que le sens haptique
[Hatwell, 1986] dans le sens où ce dernier se limite à l’espace péricorporel
alors que la vision s’étend à un espace distant [Honoré et al., 2002]. Par
ailleurs, la modalité haptique reste analytique là où la vue permet de
recueillir une information globale [Gentaz, 2005]. Ainsi la reconnaissance
d’une carte géographique est quasiment instantanée selon la modalité visuelle
alors que l’exploration manuelle d’une carte en relief demande un temps
significativement plus long. L’absence de cartes géographiques répondant aux
caractéristiques de la modalité auditive suggère une faible efficacité de
l’audition sur le plan spatial.
Notons
que nous employons le mot haptique pour l’ensemble des sensations
tactilo-kinesthésiques sans distinction fine des parts respectives du toucher
et de la kinesthésie. Cependant un certains nombre de travaux [Faineteau, 2003]
traitent le problème. Dans un souci de lisibilité nous utiliserons le mot
haptique au sens large du terme.
Quels
sont les processus mis en œuvre au cours du fonctionnement cognitif impliqué
dans l’élaboration de repères spatiaux non visuels pendant une action de
déplacement ? La mise en commun de travaux portant sur la construction de représentations
spatiales imagées [Richard, 1990], les cartes cognitives [Rieser et
al.,1990], les comparaisons inter modalitaires [Streri, 2005] et l’utilisation
de cartes en relief pour le repérage des individus non-voyants [Espinosa,
1998] convergent vers une expérimentation simple de complémentarité des
modalité haptiques et auditives. L’accessibilité de la pratique de la voile
pour les personnes non-voyantes nous a amenés à appliquer nos expériences à la
pratique de la voile par ce public sur un parcours à la fois balisé sonore et
représenté en relief.
Le
domaine de la réalité virtuelle nourrit un espoir important à propos de l’apprentissage
spatial des personnes aveugles ou amblyopes dans la vie quotidienne.
2.
Introduction théorique
Dans un premier temps, nous
nous intéressons à l’espace relatif au sujet. « La géométrie du corps et
ses possibilités motrices conduisent à distinguer clairement deux limites
séparant trois parties de l’espace : l’espace du corps proprement dit,
délimité par le revêtement cutané, l’espace proche [péricorporel], dont la
limite est donnée par les points que l’organisme peut atteindre sans activité
locomotrice, et l’espace lointain [extracorporel], hors d’atteinte sans
activité locomotrice » [Honoré et al., 2002]. L’espace du corps est
principalement identifié à travers la modalité proprioceptive. L’espace
péricorporel fait ensuite intervenir la vision et le toucher de façon prégnante.
Finalement l’espace lointain est principalement appréhendé à travers les
informations visuelles et auditives.
Par ailleurs, lors de nos déplacements, « la stabilité
perceptive de l’environnement spatial, alors que les organes sont sans cesse
déplacés, ou réciproquement l’assurance que c’est une partie de l’environnement
qui se déplace, n’est obtenue qu’à deux conditions : être informé sur ses
propres modifications de position d’une part ; référer sa position
initiale comme sa position finale par rapport à des invariants spatiaux
présents dans l’environnement d’autre part » [Paillard, 1973]. L’activité
visuelle apparaît primordiale pour l’activité de déplacements. En effet, le
défilement visuel du paysage et la localisation des lieux où nous sommes impliquent
constamment l’usage de nos yeux.
La question de la façon dont le sens haptique et l’audition
peuvent offrir des informations pertinentes pour l’élaboration d’une
représentation spatiale efficace nécessite un approfondissement théorique de la
définition de l’image spatiale.
2.1.
Selon
Piaget et Inhelder [1977], la possibilité de se représenter un espace
mathématisé ou euclidien est l’aboutissement du processus du développement
cognitif de l’être humain. Jusqu’à dix-huit mois, l’enfant ne dispose que d’un
espace d’action topologique, où ne sont induites que des relations entre les
objets mais sans évaluation des distances. Cet espace est structuré par un
invariant, l’objet permanent. L’évolution cognitive amène un espace
représentatif. Ce dernier est projectif ; ainsi il offre au sujet la
possibilité de considérer des objets absents de ses champs visuels, tactiles et
auditifs. Ces opérations mentales qui sont pour Piaget et Inhelder [1966] des
actions intériorisées vont aboutir à la construction de nouveaux invariants
tels que la conservation des longueurs, des distances, des volumes, etc.
Finalement lorsque le sujet est capable d’utiliser le système métrique pour
mesurer ces invariants, l’élaboration de l’espace euclidien est réalisée.
Thorndyke
et Hayes-Roth [1978], Byrne, [1979] et Pailhous [1970] cités par Richard [1990]
différencient la nature du codage en propositions verbales et des codes imagés
« dans la mesure où ceux-ci conservent des propriétés spatiales difficilement
explicables par un codage propositionnel ». Par ailleurs, Anderson [1983]
s'appuie sur l'expérience de Santa [1977] pour montrer qu'« un codage
graphique conserve les propriétés spatiales tandis qu'un codage verbal ne les
conserve pas ». Autrement dit, l’activité cognitive de repérage spatial
est facilitée par des représentations imagées. Pour Paivio [1971] les
représentations mentales imagées dérivent des perceptions et leur sont
strictement analogiques. Ce psychologue montre comment les stimuli les plus
concrets comme les dessins sont les plus précis d’un point de vue mathématique
et les mieux retenus. Santa [1977] met d’ailleurs l’accent sur l’isomorphisme
entre les propriétés de la perception et celles de l’imagerie mentale.
La
conception piagétienne de l’élaboration de la représentation spatiale attribue
l’existence des objets permanents à la coordination entre les modalités
visuelle et haptique dès la construction de l’espace d’action. Des travaux plus
récents établissent que la perception spatiale n’est plus la réception [puis la
représentation] d’une forme mais sa construction active [Hanneton et al., 1998].
Autrement dit il est nécessaire d’anticiper pour percevoir.
2.2.
G.
Declerck [2005] considère que la perception consiste dans la connaissance et la
maîtrise active des lois de contingence sensori-motrices, c'est-à-dire de
règles de liaison entre les actions motrices et les changements sensoriels que
ces actions produisent. Le marin non-voyant ne peut pas contourner une bouée
sonore s’il n’anticipe pas les sensations constitutives des couples perception
action liés aux manœuvres de la barre et des voiles d’une part et à la position
sur le parcours d’autre part.
Cette
primauté de l’action dans la construction d’une représentation pertinente de
l’espace a conduit Varela [1986] à concevoir la représentation comme une
construction nouvelle, une « énaction », c’est-à-dire une
représentation émergeant à la fois de l’ensemble des stimuli en présence et de
la condition de l’organisme issue de la totalité des expériences antérieures et
structurée par l’action. Ces ensembles forment des cartes neuronales. Ces
représentations ne sont plus des mises à jour des structures existantes mais de
constructions ad hoc adaptées au problème à résoudre. Varela [1986] utilise les
travaux de Hebb [1958]. Selon la « règle de Hebb », l’apprentissage
est basé sur les modifications du cerveau émanant du degré d’activité corrélée
entre les neurones : « si deux neurones s’activent au même moment,
leur lien est renforcé ; autrement il est diminué. Ainsi, la configuration
du système devient inséparable de l’histoire de ses transformations et du type
de tâche qui lui est imparti ». Ainsi, l’activation des neurones auditifs
issus de la même carte neuronale spatiale corrélée à des neurones tactiles et
temporels est constamment réactualisée au cours de l’action. Lors d’une
activité de repérage spatial d’un sujet non-voyant sur un parcours sonore
maritime, l’expérience passée peut apporter l’élément « temps de
parcours » pendant que les stimuli inhérents à l’action, indices sonores
issus des bouées et intensité des sensations de vitesse par exemple forment un
tout capable de modifier la carte neuronale initialement activée et sa
signification. Ces cartes ne sont pas figées. Outre apporter au sujet la
possibilité de construire un environnement à partir de repères issus de
différentes modalités, elles sollicitent systématiquement l’expérience
antérieure. Ainsi chaque activité du système modifie la dernière énaction
spatiale.
Paillard
[1984] explique à travers un article antérieur à l’œuvre de Varela [1986]
comment les activités sensorimotrices et cognitives se complètent dans
l’objectif d’une « représentation globale unifiée et cohérente de
l’environnement spatial qui émerge soit directement de la manipulation motrice
de notre monde sensible, soit indirectement des traitements qui opèrent sur les
représentations internes ». Ici, la représentation du déplacement est
dépendante de l’action en cours.
Mais par quel processus une image mentale
élaborée a priori, c'est-à-dire issue des expériences antérieures de chaque
individu, peut-elle être utilisée pour anticiper la sensation et ainsi
optimiser l’ « énaction spatiale » qui en découle ?
Rieser
et al. [1990] montrent qu’« une corrélation apprise entre les
actions locomotrices et les changements progressifs des relations de distance
et de direction entre les objets et soi-même permet de « naviguer »,
c’est-à-dire de trouver son chemin dans l’espace ». Les sens
proprioceptifs tactiles et auditifs permettent également de construire une
route, soit une séquence spatiotemporelle de segments droits et de tournants
menant d’un point à un autre. Cependant une « route » consiste
exclusivement en la répétition d’un enchaînement locomoteur appris et ne permet
en aucun cas la création de nouveaux trajets tels que des raccourcis ou des
détours supplémentaires. Ce processus automatisé ne laisse que peu de place à
la compréhension et l’initiative.
A
l’inverse la constitution de « cartes cognitives » est une
« sorte de représentation aérienne euclidienne qui rend possible les
inférences spatiales et donc les raccourcis et les nouveaux chemins » [Hatwell
2004].
Pour
améliorer la précision des déplacements des marins non-voyants sur un parcours
de voile sonore, nous proposons la mise au point d’outils permettant la
construction d’une carte cognitive du parcours en fonction du vent. Cette
ambition implique l’étude des caractéristiques des modalités spatiales non
visuelles : l’audition et le sens haptique.
2.4.
La
localisation a lieu en cours d’action. Elle consiste en l’évaluation de la
direction de provenance du son et de la distance à laquelle se trouve sa
source.
La
direction de provenance d’un son est appelée azimut dans le plan horizontal et
élévation dans le plan vertical. Les marins non-voyants définissent l’azimut
des bouées suivant le cadran horaire pour se repérer sur le parcours sonore. Si
le son est localisé à midi, le voilier se dirige vers la source sonore ;
si le son est à trois heures, sa source se trouve à quarante cinq degrés de
l’axe du déplacement du voilier. « Une onde sonore venant de côté arrivera
d’abord à l’oreille proche de la source et ensuite à l’autre oreille. La
différence de temps d’arrivée entre les deux oreilles est variable en fonction
de l’azimut » [Mac Arthur, 1994]. La perception d’un son renseigne donc à
elle seule le sujet sur la direction dans laquelle est émis le son.
L’organe
auditif présente-t-il des prédispositions pour l’appréhension de la distance de
la source sonore ?
A
priori un auditeur humain ne juge pas avec précision la distance d’une source
sonore, à l’exception de cas rares où la source est très familière. Mac Arthur [1994]
dénombre trois indices paraissant contribuer au jugement de la distance :
« L’intensité, le rapport du signal direct au signal réverbéré et la
modification du spectre due à l’absorption prédominante des fréquences
élevées ». L’intensité décroît avec le carré de la distance de la source.
Même si le caractère exponentiel de cet indice aide l’organisme, les variations
physiques de l’environnement tel que l’élément « vent » sont
susceptibles de limiter la précision quant à la détermination de la distance et
de l’orientation réelles entre la source sonore et le sujet la percevant.
Cependant
d’après une étude de Morrongiello et al. [1995] l’écart entre la
position finale du sujet aveugle et la position de la cible est très inférieur
en présence d’un indice sonore. Ce résultat montre que la modalité auditive est
en mesure d’apporter des feed-back précis sur des évènements bruyants. Le son
participe donc au contournement d’une bouée sonore. Cependant, la
représentation spatiale construite à partir de l’indice auditif reste floue et
ne permet pas la construction proactive de l’action.
2.5.
La modalité spatiale haptique dans les deux
dimensions
La
reconnaissance d’objet implique la référence à une représentation imagée. La
modalité haptique consiste en l’utilisation active du toucher pour obtenir des
informations de configuration spatiale et de texture sur les objets.
Biederman
[1987] explique que la prise d’informations spatiales visuelles repose en
premier lieu sur l’identification d’arêtes spatialement arrangées, nommées géons.
« Le processus de reconnaissance de pattern consiste alors en partie à
extraire les arêtes, à partir de leur disposition spatiale, combiner ces géons
en un objet et comparer cet objet aux représentations en mémoire
correspondant » expliquent les psychologues cognitivistes structuralistes
Klatzky et Lederman [2000]. Nous sommes alors en mesure de supposer q’un
processus similaire régit la prise d’information spatiale haptique. Pourtant,
Pick et Pick [1966] montrent que la discrimination haptique des formes est
nettement moins performante que la discrimination visuelle, même s’il y a une
similitude des modes de traitement de la forme dans les deux modalités.
Des
travaux plus récents [Hatwell et al., 1990] montrent que le toucher est moins
sensible aux lois Gestaltistes d’organisation de la configuration spatiale que
la vision. Ainsi la perception haptique détecte moins les arêtes au profit des
textures. Selon la même idée, une autre étude [Klatzky et Lederman 1997] montre
des difficultés de la modalité haptique à appréhender les propriétés spatiales
des objets. Ces résultats limitent l’intérêt d’utiliser une carte en relief
pour se repérer dans l’espace et nécessitent l’élaboration d’une stratégie
faisant également intervenir des repères issus de modalités différentes ou
d’une activité cognitive spécifique à l’appréhension de l’espace lointain sans
le sens visuel.
La
représentation spatiale paraît difficilement constructible grâce à des cartes
en relief exclusivement. Cependant les configurations spatiales de
celles-ci sont susceptibles de participer à l’élaboration de représentations
existantes en mémoire à long terme.
Au
regard de ces caractéristiques des représentations spatiales haptiques, nous
devons étudier les bénéfices et les limites de l’utilisation d’une carte en
relief pour l’élaboration des représentations spatiales des sujets non-voyants.
En effet le processus haptique ne semble pas encoder les mêmes informations
spatiales que le processus visuel ?
L’inconvénient
principal du traitement spatial haptique par rapport au traitement visuel de
l’espace apparaît dans son caractère séquentiel. En effet, si la vision
appréhende les indices spatiaux simultanément et permet le positionnement
relatif des différentes entités, la modalité haptique nécessite de toucher
successivement les différentes entités. Cependant les petits objets peuvent
être appréciés dans leur globalité de façon simultanée. Ballesteros et al.
[1998] montrent l’effet facilitateur de l’usage des deux index à la fois pour
explorer les plans dans deux dimensions de façon plus globale. De plus, des
repères de symétrie peuvent apparaître lors de cette exploration bimanuelle. Or
la logique de l’activité match-racing nécessite justement de se positionner sur
un parcours essentiellement symétrique par rapport à l’axe du vent. Ainsi la
carte en relief en tant que référentiel tactile abstrait fournit une
représentation spatiale imagée intéressante. Par ailleurs, Heller [2000]
constate qu’« une exploration adaptée permet aux individus d’accéder à une
perception haptique précise. […] Même une forte illusion peut disparaître quand
les stimuli sont assez petits pour être englobés par la main ». Les
représentations spatiales haptiques conservent donc les distances et les
orientations. Ainsi le traitement spatial haptique est susceptible de pallier
au caractère relativement peu précis des signaux sonores en construisant un
espace euclidien appréciable dans sa globalité et de façon permanente. Les
travaux et recherches concernant la représentation spatiale s’accordent sur la
possibilité de parcourir une image mentale de la même manière qu’un espace
physique. L’étendue maritime du parcours de régate sonore peut-être découvert
tactilement. Les sujets aveugles déclarent utiliser une représentation spatiale
haptique grâce à la carte tactile. Finalement une carte en relief apprise
permet la construction d’une représentation spatiale imagée et euclidienne en
mémoire à long terme.
L’intérêt
de la carte tactile est important car les sujets non-voyants depuis la
naissance ou accidentellement peuvent utiliser les mêmes modalités pour la
construction de représentation spatiale abstraite d’une part et parce que cet
outil est propice à l’élaboration d’une carte cognitive de l’espace d’autre
part. Mais quelles sont les connaissances présentes dans la littérature au
sujet des cartes tactiles utilisées par les sujets non-voyants ?
2.6.
Utilisation de cartes en relief et stratégie
d’exploration tactile.
« Sur le plan cognitif, la première
difficulté, pour les aveugles de naissance qui n’ont pas d’espace projectif,
est de comprendre que le plan de la feuille représente leur espace
tridimensionnel [ou bidimensionnel] » [Hatwell, 2000]. Notons que les sujets
pratiquants la voile sont sensibilisés socialement à la cartographie maritime.
Une
étude de cas réalisée au moyen du suivi de deux à cinq ans d’une enfant aveugle
de naissance a conclu que « la capacité de lire une carte tactile est
précoce (dès l’âge de quatre ans) et ne nécessite pas d’apprentissage »
[Landau, 1986]. Cependant ce travail est contesté par Millar [1994] qui montre
que ni les voyants, ni les aveugles ne savent lire une carte de manière innée.
« Elle exige un apprentissage afin que l’enfant comprenne que les
mouvements de ses mains qui explorent la carte l’informe sur les mouvements
réels à faire dans l’environnement » [Millar, 1994]. En effet, « le
changement d’échelle qu’implique le passage de l’espace de préhension à
l’espace de locomotion fait appel à des activités cognitives parfois
différentes de celles à l’œuvre dans les petits espaces » [Hatwell, 2003].
Autrement dit la réduction de l’échelle à la taille de la main ne suffit pas rendre
la construction d’une représentation mentale efficace possible. Nous nous interrogeons
sur les processus permettant de relier ces deux espaces de références
euclidiens.
Plus
récemment, Espinosa et Ochaita [1998] ont observé un meilleur apprentissage
d’un parcours nouveau dans une ville lorsque celui-ci est fait à l’aide d’une
carte plutôt qu’à partir d’une exploration réelle. Cette dernière étude
renforce nos espoirs de mise au point d’un système carte utilisable en temps
réel.
L’intérêt
que nous portons aux cartes tactiles doit cependant être nuancé par certaines
limites propres à ce sens, et notamment les illusions haptiques.
2.7.
Limites du sens haptique
Les
résultats des expériences sur les illusions haptiques montrent l’importance de
la stratégie d’exploration pour l’estimation des distances et des orientations.
D’après
Wong [1977], plus l’exploration manuelle d’une longueur est lente, plus la
longueur est surestimée. Ce facteur temporel nécessite d’être pris en compte
lors de l’utilisation de carte tactile pour élaborer la représentation d’un
espace. Notons que la plupart des études s’accordent à dire qu’une exploration
haptique relativement rapide est plus efficace qu’une exploration lente. L’influence
de la « vitesse d’exploration » n’est donc pas
négligeable.
Suite
à des expériences sur les « effet de détours » [Lederman et
al. 1985], les résultats révèlent une surestimation des distances
euclidiennes qui augmente à mesure que la longueur des détours s’accroît. Bien
que les conditions précises d’apparition de l’ « effet de détours »
varient en fonction des expériences des différents auteurs, il apparaît une
difficulté importante des personnes non-voyantes, et particulièrement des
aveugles de naissance, à estimer précisément une distance sinueuse parcourue haptiquement.
La
perception haptique des orientations est soumise à l’ « effet de
l’oblique ». Cette illusion consiste en une meilleure perception des
verticales et des horizontales que des obliques [Appelle, 1972]. Notons qu’une
étude récente [Gentaz, 2005] explicite cet effet par l’utilisation par les
sujets d’un cadre de référence gravitaire subjectif. Autrement dit les
représentations liées à cette illusion comportent des références issues de
repères allocentrés (la pesanteur) et égocentrée (la verticale relatives au
corps de l’individu).
La
mise en évidence de ces illusions haptiques témoigne des limites de la
précision spatiale de cette modalité. L’utilisation d’une carte tactile comme
support pour les repères spatiaux des aveugles implique une certaine prudence.
Pourtant, à travers des expériences avec le système « Optacon/TVSS »
(Tactile Vision Substitution System, [Bach y Rita, 1972]) qui transforme les
ondes lumineuses en vibrations, Milétic [1994] avance que ce n’est pas parce
que le toucher ne fournit pas suffisamment d’informations sur l’environnement
que les aveugles manquent de capacités cognitives spatiales, mais parce que
l’activité tactile n’est pas toujours orientée vers les informations
pertinentes.
Ce
constat rend légitime l’interrogation de cette étude sur la nature des
informations permettant aux aveugles d’utiliser leurs compétences spatiales au
moyen de cartes en relief notamment.
3.
Expérimentation
3.1.
Les sujets
Un groupe de six marins non-voyants et voyants les
yeux bandés ont accepté de participer à une batterie d’expériences destinée à
valider une carte en relief et un repère de temps à vitesse constante pour
améliorer d’une part la représentation spatiale en cours d’action et après
l’action [Simonnet, 2004].
3.2.
Le protocole
Partant du constat qu’un voilier se déplace à
vitesse constante dans des conditions météorologiques stables, nous avons mis
en adéquation une fraction de distance schématisée sur une carte en relief [cf.
fig 1] avec une fraction de temps mesuré à l’aide d’une montre vocale.
L’expérience finale de cette étude propose aux
sujets de réaliser à la voile un trajet définit à l’avance sur un parcours
sonore après avoir réalisé un « tour de référence ». Les sujets
représentent ensuite la trajectoire qu’ils pensent avoir réalisée sur du papier
relief. Cette tâche est expérimentée par chaque sujet dans quatre conditions
différentes : les sujets ne disposent que des repères des bouées sonores
(= condition 1, C1), puis ils disposent également de la carte en relief (cf.
fig. 1) (=C2). Lors de la troisième phase de l’expérience (=C3) les sujets se
repèrent à l’aide des bouées sonores et d’une montre vocale. Finalement ils
disposent des outils bouées sonores, cartes en relief et montre vocale
simultanément (=C4).
Figure 1 :
Schéma illustrant la carte en relief, le fractionnement temporel de la
montre et les bouées sonores
3.3.
Les résultats
Les résultats, recueillis à l’aide d’un G.P.S.
(Global Positionning System) pour la réalisation du parcours et sur papier pour
la représentation graphique. Nous comparons les écarts entre la trajectoire
demandée et la trajectoire réalisée d’une part, et la trajectoire réalisée et
la trajectoire représentée d’autre part.
Nous assistons à des réalisations de meilleures trajectoires
en présence de l’outil montre vocale. A l’inverse la précision des représentations
est supérieure en présence de la carte en relief. La complémentarité des deux
outils améliore encore les prestations des sujets.
3.4.
Interprétation
Ces résultats témoignent de la capacité des marins
privés de la vue à stocker en mémoire à long terme la représentation imagée
carte tactile. De plus ils utilisent les informations de la montre vocale après
avoir référencé le parcours, c'est-à-dire mesuré les temps totaux pour les
diviser en unités. Cependant les bouées sonores restent indispensables pour
l’utilisation des outils carte et montre dans le sens où elles fournissent un
retour en cours d’action.
La carte en relief fourni un support pour une
représentation précise a priori ou a posteriori. Cependant cet outil n’est pas
utilisable pendant le déplacement à cause de l’important délai que nécessitent
les opérations cognitives de positionnement sur le parcours en relief abstrait.
A l’inverse les informations de temps renseignent pendant l’action mais sont
difficilement utilisable d’un parcours à l’autre.
Finalement, l’utilisation de la carte en relief
confère aux sujets privés de la vue une représentation abstraite précise mais
trop lente être utilisée en cours d’action, alors que la modalité auditive est
peu précise mais efficace en cours d’action.
4.
Discussion
Les résultats obtenus traduisent la capacité des
marins non-voyants à construire des cartes cognitives d’un espace maritime
sonorisé et ventée. Le processus cognitif en vigueur utilise la carte en relief
comme support abstrait stable dans le temps. Cette représentation est favorable
à l’interprétation par les sujets des valeurs euclidiennes constamment
actualisées annoncées par la montre. Seuls les retours auditifs des bouées un lien
entre le monde physique et l’abstraction mentale du parcours. Les sons des
bouées offrent aux sujets un pouvoir d’agir de façon tangible [Lenay, 2004], c'est-à-dire
le pouvoir de se déplacer de manière contrôlée sur le parcours. Les bouées
sonores répondent également à une récente théorie de la mémoire spatiale [Mac
Namara] selon laquelle « un repère intrinsèque à la collection est utilisé
pour apprendre la position d’un ensemble d’objets dans un nouvel environnement. »
Ici les bouées sonores constituent des repères intrinsèques à la collection
« parcours ». Ainsi, les sujets construisent des couples perceptions
actions propices à l’anticipation des sensations de déplacement. Cette
anticipation permet l’actualisation de cette représentation imagée finalement
globale.
Malgré de réels progrès par rapport à la situation
de référence, nous restons nuancé sur l’efficacité du système des bouées
sonores, de la carte en relief et de la montre vocale pour la représentation
spatiale des non-voyants en cours de navigation. En effet, le poids des
opérations cognitives demandées aux sujets et la précision toute relative qui
en résulte nous amènent à nous questionner sur la mise en œuvre d’une stratégie
plus efficace.
Les positionnements théoriques de Paillard, Honoré
et Hatwell précédemment cités convergent vers des limites des sens auditif et
haptique pour la construction d’un espace distant euclidien. Nos résultats,
bien qu’en accord avec les travaux de ces auteurs, laissent imaginer une
stratégie de repérage spatiale fondée sur le pouvoir d’interagir avec des
informations auditives et haptiques pertinentes. Autrement dit nous cherchons à
obtenir des informations précises et actualisées en cours d’action. A notre
sens, les informations haptiques doivent donc être actualisée en cours de
navigation afin de fournir leur précision en temps réel. Pourrions-nous à
l’aide des outils de la réalité virtuelle immerger le sujet navigateur dans un
monde haptique en mouvement ?
5.
Perspectives en Réalité Virtuelle
« Les techniques de la réalité virtuelle sont
fondées sur l’interaction en temps réel avec un monde virtuel, à l’aide
d’interfaces comportementales permettant l’immersion
« pseudo-naturelle » de l’utilisateur dans cet environnement ».
[Fuchs, 2003]. Ce monde virtuel évoque pour nous un substitut numérique
de la carte en papier correspondant toujours à une représentation symbolique
[ou abstraite] bidimensionnelle [ou tridimensionnelle] projectives, de taille
réduite, d’un espace réel » [Hatwell, 2000]. Les interfaces
comportementales offrent à l’utilisateur le moyen d’interagir physiquement
avec le monde virtuel. Les interfaces haptiques peuvent immerger les
sujets aveugles « dans » la carte virtuelle. Nous parlerons
d’immersion à condition que les sujets fassent abstraction de l’outil ou se
l’approprie comme le « prolongement de leur corps » [Vigarello, 1998].
Nous imaginons ainsi un marin non-voyant découvrant virtuellement la rade de
Brest en glissant dans le courant avant de sentir la texture rugueuse des
rochers de la presqu’île de Quelern...
La difficulté de cette ambition réside notamment dans
l’interfaçage avec les utilisateurs. La problématique de la perception de
l’espace lointain en temps réel pour les individus privés de la vue implique de
transformer en tangible ce qui ne l’est pas. Dans le domaine de la recherche en
Design industriel [Guénand, 2005], cette approche nécessite de rechercher le
lien entre le symbolique et le tangible par :
- « L’identification
des expériences qui font sens pour l’utilisateur », c’est-à-dire définir quels
symboles haptiques traduisent le plus intuitivement tel ou tel objet physique
en item cartographique.
- « La traduction
de ces valeurs subjectives en données techniques », soit l’utilisation des
cartes maritimes vectorielles et l’ajout d’items symboliques haptiques et/ou
auditifs.
- « La contribution
de la réalité virtuelle en conception de produit et en évaluation des
interactions produit/utilisateur en situation d’usage ». Cette étape
correspond à la mise en situation du système [interface haptique, logiciel de
lecture de carte vectorielle, sujets non-voyants].
Cette logique expérimentale respecte l’énaction spatiale et le concept de
la cognition située. Ainsi, « beaucoup de chercheurs en sont venus à
considérer qu'on ne pouvait pas comprendre la cognition si on l'abstrayait de
l'organisme inséré dans une situation particulière avec une configuration
particulière, c'est-à-dire dans des conditions écologiquement situées »
[Varela,1998]. L’image selon laquelle nous construisons notre espace extérieur
au fur et à mesure de nos déplacements répond aux différents auteurs
précédemment cités ainsi qu’à nos propres convictions. Aussi nous souhaitons
comparer les processus d’élaboration des cartes cognitives de la mer d’Iroise
lors de déplacements contrôlés réalisés In situ et In virtuo.
6.
Conclusion
Pourtant certaines questions se posent quand à
l’efficacité de ce futur système de réalité virtuelle pour cartes maritimes
numériques tactiles. Comment explorer globalement une carte avec une interface
transmettant exclusivement des sensations issues d’une modalité
analytique ? Pourrions-nous imaginer de réduire la carte virtuelle à la
taille de la main ? Doit-on plutôt se fier à l’intérêt que porte
Ballesteros [1998] à l’exploration bi manuelle ? Combien de sensations de
textures différentes un utilisateur peut-il discriminer avec un gant producteur
de vibrations type Data Glove 14 Ultra (5DT) ? Faut-il plus choisir un bras à
retour d’efforts type PHANToM (Sensable Technologies) ? Dans quelles
mesures est-il intéressant de créer un champ attracteur ?
Autant de questions auxquelles seules les
expériences in virtuo et in situ avec le public concerné pourront
répondre.
7.
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